Considéré comme le père de la pétanque plagiaire, Patrice Cluzels n’a de cesse de faire évoluer cette pratique oupépienne du jeu de boule après en avoir jeté les bases voilà presque quarante ans. Érudit et rigoureux mais néanmoins très convivial, ce personnage complexe nous a accueilli chez lui pour nous parler des fondements de son travail.
Depuis maintenant presque quarante ans, tu es ce que l’on appelle un joueur de pétanque plagiaire. Peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit ?
P.C : Pour en donner une définition simplifiée du type Larousse ou Robert, la pétanque plagiaire consiste à tenter de reproduire une partie de pétanque de la manière la plus fidèle et authentique possible.
Comment as-tu commencer à jouer à la pétanque plagiaire?
P.C : Comme beaucoup de joueurs de pétanque amateurs, j’ai beaucoup joué seul pour m’entraîner ou parce que je n’avais pas de partenaires. Lorsque j’en avais assez de simplement m’entrainer au tir ou au point, j’ai commencé à essayer de reproduire des parties que j’avais vues pendant le week-end. Souvent la finale d’un concours de village. Je suis né à côté d’un terrain de pétanque laissé à l’abandon par des boulistes qui préféraient jouer dans une commune voisine et je disposais donc d’un atelier à toute heure du jour et de la nuit. C’est ainsi que j’ai commencé sans savoir que j’y consacrerai le reste de ma vie.
Comment choisit-on une partie que l’on va plagier lorsque l’on pratique la pétanque plagiaire ?
P.C : Cela diffère d’une personne à l’autre. Lorsque j’ai commencé, je choisissais les parties qui me permettait de m’amuser le plus. Comme j’étais le plus souvent seul à jouer, je cherchais des parties qui de par leur configuration et leur déroulement me donnaient véritablement le sentiment de jouer contre un autre adversaire. Des parties avec de nombreux rebondissements, avec aussi parfois des tensions entre les joueurs, etc.
N’est-ce pas un peu ennuyeux de jouer une partie dont on connait déjà le résultat ?
P.C : Pour moi pas du tout. Déjà, lorsque l’on joue à la pétanque plagiaire seul, on est la fois gagnant et perdant, ce qui garanti une véritable complétude des émotions : la satisfaction de la victoire ou la déception de la défaite par exemple. Par ailleurs, connaitre le résultat à l’avance permet de focaliser son attention sur les autres éléments d’une partie de façon plus approfondie. Pour les joueurs plagiaires comme moi, le résultat est une donnée importante bien sûr, mais elle ne constitue pas l’objectif majeur. La pétanque plagiaire se moque de gagner ou de perdre, ce qui l’intéresse c’est de comprendre une partie dans ses moindres détails afin de la reproduire le plus fidèlement possible.
Dirais-tu que la pétanque plagiaire est à la pétanque ce que l’analyse littéraire est à la littérature ?
P.C : Oui et non. Je dirais que la pétanque plagiaire est à la fois une discipline scientifique et sportive plus fondamentale encore. Si je devais utiliser ton exemple de la littérature, je dirai qu’un joueur de pétanque plagiaire est un moine copiste qui serait aussi linguiste. Le pétanqueur plagiaire rejoue une partie à la manière d’un sociologue qui aborde son terrain d’étude.
Connais-tu d’autres personnes qui comme toi sont des pétanqueurs plagiaires ?
P.C : Très peu. Ceux que je côtoie le plus souvent se sont mis à pratiquer avec moi lorsqu’ils se sont intéressés à mon travail. Je joue principalement avec deux personnes qui ont été mes apprentis, si l’on peut dire. Cependant, nous avons des réunions annuelles avec d’autres plagiaires pour partager nos travaux et rejouer certaines parties emblématiques pour notre discipline. Mais je suis sûr qu’il doit y en avoir d’autres ailleurs, nous n’avons simplement pas encore eu l’opportunité de nous rencontrer. C’est dommage, car jouer avec d’autres plagiaires est toujours très enrichissant.
Avec tes assistants, travaillez-vous sur les mêmes parties ? Comment cela se passe-t-il ?
P.C : Chacun à ses projets mais nous nous entraidons en jouant les parties de l’un ou de l’autre ensemble. Pour ma part, depuis 1996, je travaille quasi-uniquement sur la finale du concours amicale de la fête votive de la commune de Bouziès car j’ai découvert qu’il s’y jouait des enjeux politiques locaux très intéressants et peu relatés.
Comment se joue une partie de pétanque plagiaire ?
P.C : Aujourd’hui les parties sont souvent documentées à l’aide de la video pour ensuite être rejouées. Mais avant je devais uniquement m’appuyer sur les notes et photographies que j’avais pris. En me basant sur ces informations, je développais des techniques pour déduire des caractéristiques structurelles des parties.
Est-ce que la pétanque plagiaire est aussi, en quelque sorte, une manière d’archiver l’histoire de la pétanque ?
P.C : Tout à fait. Comme je l’ai dit, jusqu’à récemment très peu de parties étaient filmées. Or, un grand nombre d’entre elles méritent de rester accessible pour les générations à venir. Mes quarante années de pratique m’ont convaincu qu’une partie de pétanque contient en elle des éléments d’une richesse inouïe pour comprendre notre société. Chez moi, je conserve des étagères entières de documents : des photos, des notes, des échantillons de sols, des données météorologiques, etc. Donc, on peut dire que d’une certaine manière, il s’agit d’une archive de l’histoire de la pétanque, sinon en tout cas d’une partie de cette histoire. Mon attrait pour la pétanque plagiaire réside aussi dans mon goût pour l’enquête et le déchiffrage à partir d’éléments très lapidaires. Je suis de la « veille école » et refaire une partie en me basant uniquement sur des enregistrements vidéo m’intéresse moins. Cependant, cela reste un support formidable dont on aurait tort de se passer aujourd’hui et ce serait être très conservateur de ne pas reconnaitre que la démocratisation de la vidéo et des smartphones a transformé la discipline.
Est-ce que jouer avec d’autres personnes t’as permis de faire évoluer ta pratique ?
P.C : Oui beaucoup. Je dirai même que cela permet de faire évoluer la discipline dans son ensemble. Par exemple, Vincent qui travaille avec moi depuis bientôt sept ans est informaticien de profession et travaille pour des entreprises importantes telles qu’Airbus ou Dassault. Il a vraiment changer notre approche en y amenant l’informatique. Il a développé de nombreux outils pour permettre de rejouer des parties pour lesquelles nous n’avions que très peu de données.
De quels types d’outils s’agit-il ?
P.C : Son gros projet est un simulateur dans lequel on peut entrer un certain nombre de données liées à une partie. Il s’agit de données temporelles, cadastrales, de matériel comme les types de boules utilisées, etc. Ensuite le système permet de déduire ou plutôt de calculer des informations manquantes en interrogeant d’autres bases de données disponibles. Par exemple, les données météorologiques pour une certaine zone géographique et une certaine date. Par ailleurs, l’outil permet de recouper des informations d’une partie à l’autre ou encore les différents résultats d’un certain joueur durant une saison, les changements de fournisseurs d’acier pour les fabricants de boules, etc.
Quel niveau de précision pensez-vous atteindre avec ces outils ?
P.C : Nous nous situons entre 75 et 98 % de fidélité en fonction des parties.
Comment pouvez-vous le savoir ?
P.C : Nous avons éprouvé nos méthodes et outils sur des parties tests où l’ont disposaient de toutes les données possibles. Nous avons fait cela pour environ 140 parties et à chaque fois nous atteignions environ 98% de précision. Même si ça a été un travail très fastidieux, il était nécessaire afin que Vincent puisse améliorer son outil et en continuer le développement.
Est-ce qu’atteindre la précision à 100% est le rêve de tout joueur de pétanque plagiaire ?
P.C : Il est certain qu’atteindre 100% de fidélité est toujours ce vers quoi l’on tend. Mais ce qui intéresse et passionne un joueur plagiaire c’est surtout le processus et le travail de découverte qu’implique toute partie. Les pourcentages qui nous font défauts sont aussi ce qui rend notre pratique passionnante. Sans cette inconnue, la pétanque plagiaire ne serait pas aussi riche. Sans vouloir m’improviser poète, c’est dans ce subtil flottement que la magie de la pétanque plagiaire opère et sans elle on ne peut prétendre jouer une partie authentiquement.
Que pensent les joueurs traditionnels de votre pratique ?
P.C. : C’est un mélange d’incompréhension, de curiosité amusée, mais aussi parfois de mépris. Les joueurs traditionnels ne voit pas l’importance qu’il y a à faire ce travail. Ce n’est pas à l’Oupépo je crois, que je vais apprendre que la pétanque est parfois victime d’esprits étriqués et d’habitudes réactionnaires qui d’ailleurs nuisent souvent à son image.
L’objectif serait donc de dépoussiérer la pétanque ?
P.C. Au contraire ! Nous adorons la poussière, nous l’interrogeons et la questionnons sans cesse. Ce n’est pas par hasard si je fais ici grossièrement référence à John Fante qui lui-même s’est nourri de la littérature la plus classique pour faire émerger une écriture précurseuse de ce que sera la beat generation. L’objectif de la pétanque plagiaire est d’atteindre une connaissance de la pétanque semblable à celle que l’on a des échecs et de son histoire. Personne ne trouve étrange que les joueurs d’échecs notent les mouvements des pièces durant la partie pour y revenir par la suite et comprendre leurs erreurs tactiques. Grâce à cela, les échecs sont parvenus à devenir une pratique quasi auto-archivante qui permet à chacun de rejouer une partie pour en comprendre les subtiles structures et harmonies. Des dizaines de livres et revues ont été édités dans lesquels des matchs de Lasker, Capablanca ou Kasparov sont rejoués trait pour trait et analysés, et c’est sans parler des enjeux géopolitiques tapis derrière des parties mythiques comme celles de Bobby Fisher contre Boris Spassky qui ont fait l’objet de plusieurs documentaires et films de fictions. Ce n’est d’ailleurs certainement pas une coïncidence si la majorité des pétanqueurs plagiaires sont aussi des joueurs d’échecs.
Quel conseil donnerais-tu à quelqu’un qui souhaite commencer la pétanque plagiaire?
P.C : Pour développer les qualités d’observation nécessaire à cette pratique on peut commencer par rejouer des parties très connues et documentées comme des finales de championnat du monde ou de la marseillaise. Constituer dès le départ une collection de boules de types, d’époques, de poids, de diamètres différents est aussi très important si l’on veut à terme rejouer des parties à haut niveau. Tous les joueurs plagiaires consacrent un temps et un budget considérable à compléter leur collection de boules. Mais le plus important pour un joueur plagiaire qui débute, c’est de développer une empathie profonde pour tous les éléments qui constituent les parties qu’il souhaite rejouer. Aucune boule, ni aucun simulateur aussi hi-tech soit-il ne remplaceront la volonté de compréhension intime d’une partie que tout bon plagiaire doit posséder.
10 avril 2017 at 22 h 42 min
Un bel hommage au travail critique et exégétique que les avant-gardes comme la nôtre doivent porter.